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Des Joutes poétiques au vélodrome. Le championnat des bertsulari en Pays Basque

Denis Laborde

Comment rassembler dans un cadre problématique commun fête, identité et ville? Certes, il sera ici question de fête, il sera tout autant question d'identité, mais la notion de ville (en tant qu'entité sociale, voire comme unité administrative) ne sera pas affichée ici avec la consistance qui eût sans doute été souhaitée. Car s'il est clair que ces joutes poétiques basques que je vais évoquer se déroulent bien "en ville" et s'il ne fait aucun doute que ces événements programmés naissent de la mise en corrélation de trois instances (un Conseil municipal qui dégage une ligne budgétaire spécifique et met une infrastructure à la disposition des organisateurs, une main-d'oeuvre bénévole, recrutée sur place qui travaille à la préparation et veille au bon déroulement des joutes, un public enfin, recruté pour une large part sur place, lui aussi), cette mise en corrélation de trois instances ne suffit pas à faire un concours d'improvisation orale. Car l'on repère pour le moins : des improvisateurs qui viennent de l'ensemble des sept provinces basques, une association organisatrice, Euskal Herriko Bertsolari Elkartea (l'association des bertsulari du Pays Basque) qui a son siège à Donostia (Saint-Sébastien) et rayonne dans l'ensemble du pays, et un public qui vient d'ailleurs et qui se trouve là, en quelque sorte, en position d'extra-territorialité. Sans doute conviendrait-il d'y ajouter, et ce serait là un quatrième point, une mémoire de rituel qui ne saurait être considérée comme étant le propre de telle ou telle ville. En bref : il ne m'a pas été possible de construire, pour les besoins de la cause, un objet clairement circonscrit dans lequel fête, identité et ville se recouperaient pour former la trame quelque peu idéale de cette communication. Je vais m'efforcer de montrer pourquoi.


Un sport intellectuel?

Sans doute une explication sommaire tient-elle à ce que l'improvisation orale est considérée comme un sport intellectuel, et non un sport d'équipe. Pour reprendre ici les termes de Christian Bromberger, je dirai qu'il n'y a pas ici, comme ce peut être le cas lors de rencontres de football ou de rugby (ou même lors de la préparation de ces représentations de théâtre populaire que sont les pastorales souletines), d'effervescence émotionnelle susceptible de se traduire par une "identification à une ville dans une atmosphère de guerre ritualisée" (Christian Bromberger évoque alors tels "étendards aux couleurs du club" ou encore "la présence de "commandos" de supporters pour soutenir l'équipe"). Dans les joutes poétiques basques, l'identification à une ville jamais ne joue d'une façon aussi directe, ni avec la même ampleur que lors des rencontres de football par exemple. Il n'y aura donc pas ici de fête "autour" d'une identité de ville, et la notion de ville ne sera pas cette sorte de logement conceptuel qu'il suffirait d'habiter pour lui procurer consistance. Je n'essaierai pas non plus de dessiner ici quelque hypothétique espace urbain qualitativement homogénéisé , et s'il m'arrive de parler de fête d'une part et d'identité d'autre part, c'est qu'il s'agira alors de poser quelques jalons en distinguant deux moments heuristiques de l'investigation. Autrement dit, je ne vais pas engager un procès en exemplification de ces concours d'improvisation orale que j'ai pu observer en Pays Basque. Ce que je propose, plus simplement, c'est d'examiner la façon dont ces notions fonctionnent à l'occasion de la finale du Championnat général des bertsulari du Pays Basque, Euskal Herriko Bertsolari Txapelketa Finala, ou comment ce rituel programmé met en jeu de telles notions. Je ménagerai pour cela trois étapes. La première consistera en une présentation de cette pratique de l'improvisation orale et en une évocation du glssaire sportif dont on use pour la parler. Puis, après un repérage de cet intitulé répété (Euskal Herriko Bertsolari Txapelketa Nagusia), j'nanlyserai un double rapport au temps, le temps du championnat qui s'est déroulé en 1989 d'une part, le temps de la série des championnats qui me mènera jusqu'en 1935. Enfin, l'examen dde quelques aspects de la finale de 1989 nous permettra d''étudier la façon dont l'invention d'une fête participe de la fabrication d'une identité, basque, revendiquée. Et d'abord quelques précisions d'ordre étymologiques.


Genre littéraire?

Le mot bertsu, en basque, signifie vers. Par extension, il désigne une strophe dans son ensemble. Un bertsu est un quatrain, parfois même une strophe de cinq ou neuf vers, mesuré (isosyllabique) et rimé (vers monorimes). On pourrait dire qu'un bertsu est un poème, mais ce poème est chanté. On pourrait alors dire qu'un bertsu est une chanson, mais ce ne serait pas tout à fait juste, car le bertsu-l-ari (littéralement : faiseur de vers) improvise son texte. Il n'y a donc pas ici, comme c'est la cas pour la chanson, de délai antre l'instant de la composition et celui de la réalisation vive. Le bertsulari compose en direct : il improvise. Cela signifie qu'il chante, sur le champ, son poème mesuré et rimé soit : sur un thème qu'on lui demande de traiter au moment même où il doit prendre la parole, soit en incarnant un personnage qu'on lui impose sur le moment. Dans tous les cas cependant, le bertsulari chante son improvisation sur un air préexistant qui est très souvent l'air d'une chanson connue de tous. A cet air préexistant, on donne le nom de timbre.

On distingue ainsi quatre matrices formelle principales réparties en deux familles, celle des zortziko (qui signifie "formé de huit", huit hémistiches, donc quatre vers par strophe), celle des hamarreko (qui signifie "formé de dix", dix hémistiches, donc cinq vers par strophe). Ces strophes peuvent être formées par des vers de 13 syllabes (c'est la forme txiki, petite) ou de 18 syllabes (forme haundi, grande). Près de 90% des bertsu improvisés obéissent à l'une des structurations formelles suivantes : zortziko txiki (4 vers de 13 syllabes), zortziko haundi (4 vers de 18 syllabes), hamarreko txiki (5 vers de 13 syllabes), hamarreko haundi (5 vers de 18 syllabes).

On considère communément ce savoir-faire du bertsulari comme un tour de magie, un privilège de quelques heureux élus, pour tout dire : un don divin. Cet art d'improvisation poétique fait l'objet d'une forte valorisation qui vise à en faire une forme, poético-musicale, bloquée en genre littéraire. Or (faut-il le rappeler ?), une telle opération de blocage de l'improvisation en un genre n'est pas un trait de nature. Elle ne tient pas de la révélation. Le bertsularisme ne nous est pas livré clés en main par un Père tout puissant. Il procède bien au contraire d'un ensemble diffus de décisions au moyen desquelles une conduite sociale est peu à peu repérée au cours du XIXe siècle, un organum littéraire est fixé par des lettrés basques au début de notre siècle, un cadre d'évaluation est élaboré qui autorise enfin, pour un jury éventuel, une appréciation normative d'un énoncé proféré. Nous repérons ainsi le bertsularisme dans ce mouvement qui, grosso modo entre 1860 et 1935, le fait passer du rang de conduite sociale (dans la mesure où il met en jeu des formes acquises de comportement repérables par les sens : le bertsularisme se voit, s'entend, met en jeu des rapports de proxémie) au rang de pratique culturelle (au sens de formes de comportement fonctionnant par codes mutuellement consentis). Ce passage se fait via l'élaboration d'un dispositif de régulation des comportements, par la construction d'un programme d'action rituelle dont les règles sont désormais connnues de tous aujourd'hui. Car le bertsularisme est devenu en Pays Basque cette activité ludique socialisée qui incite à l'organisation de championnats (championnats de jeunes, Championnat de Navarre, du Gipuzkoa ou de Biscaye-Alava, Championnat du Pays Basque), qui pousse à la retransmission radiophonique et télévisée de joutes, à la diffusion régulière d'émissions sur ce thème sur Euskal Telebista, la télévision basque, à la promotion d'ouvrages pédagogiques (Bertso-Trenak, Bertso-Galaxia), à l'édition d'une revue trimestrielle (Bertsolari), à la publication de recueils de bertsu et même (paradoxe suprême ?) à la publication de traités d'improvisation. Bref, si l'on est Euskaldun (si l'on parle basque, euskara), l'on peut difficilement ignorer les règles qui régissent ce que les bertsulari nomment eux-mêmes ce sport intellectuel. Et l'intensité des polémiques qui noircissent les pages que le quotidien Egunkaria, le seul quotidien en euskara, consacre chaque jour au bertsularisme témoigne de l'intérêt que suscite aujourd'hui cette pratique et des réctions passionnées qu'elle parvient à mobiliser.

J'ai qualifié plus haut le bertsularisme de sport individuel. Ici, j'en fais un sport intellectuel. On ne peut plus faire l'économie d'une évocation de ce glossaire sportif unanimement partagé dont l'on use communément pour parler du bertsularisme. Dans son important traité d'improvisation (infra bibliographie 1980), Xabier Amuriza parle d'un hitzaren kirol, un sport de la parole, et l'association des bertsulari du Pays Basque travaille bien à l'organisation de Championnats de bertsulari. Elle organise un Txapelketa, comme il existe un Txapelketa de football. Par ailleurs, depuis 1986, la finale du championnat général des bertsulari du Pays Basque se déroule dans un vélodrome, le vélodrome d'Anoeta, pas dans un théâtre ou dans une salle de concert. Et le vélodrome est lui-même situé à l'intérieur du complexe sportif d'Anoeta, à la sortie est de Donostia. D'ailleurs la finale du championnat de 1993 s'est déroulée un 18 décembre alors qu'au même moment, dans le stade de football voisin, se déroulait une rencontre entre une sélection du Pays Basque et l'équipe de Bolivie qui préparait sa coupe du monde (notons qu'il n'y a cependant pas encore de coupe du monde des bertsulari). Comme dans toutes les compétitions sportives organisées en Pays Basque, le vainqueur du championnat de bertsulari reçoit le béret, txapela. Le vainqueur porte le béret, il est txapeldun, littéralement : celui qui a le béret. Ainsi de Miguel Indurain par exemple lorsqu'après chacune de ses victoires dans le Tour de France il reçoit l'hommage de sa ville de Pampelune, en Navarre. L'hommage ne va pas sans le txapel. Mais d'autres connexions existent entre le bertsularisme et le cyclisme. Jon Lopategi, deuxième au championnat de 1982, puis à nouveau deuxième en 1986, n'était-il pas couremment désigné jusqu'à sa victoire de 1989 de "Poulidor du bertsularisme". Par ailleurs, le classement est établi par une notation à laquelle procèdent les neufs juges arbitres choisis par les bertsulari eux-mêmes. Nous nous trouvons cette fois dans une situation en tous points semblable à la façon dont des juges arbitrent une compétition de patinage artistique : ils notent des patineurs en fonction d'une grille préétablie, et rigoureuse. Le vocabulaire que l'on repère dans les polémiques de presse à propos du bertsularisme, spécialement à l'approche de ces événements nationaux que sont les finales des championnats, relève encore largement d'un glossaire sportif. A l'approche de la finale du 17 décembre 1989, par exemple, la presse s'inquiétait de l'état de santé de Xabier Amuriza (il ne serait pas en forme pour la finale), on déplorait le forfait de'Anjel Mari Penagarrikano, on s'émerveillait de l'incroyable sans faute d'Andoni Egana au cours des éliminatoires, on spéculait sur la probité des juges : quatre Guipuzkoans, quatre Biscayens, un Labourdin. Qui arbitrerait le duel espéré entre Lopategi, le Biscayen, et Lizaso, le Guipuzkoan ? Ce serait, personne n'en doutait, la revanche de la finale de 1986, et chacun y allait de son pronostic.

Comme tout championnat, celui-ci comportait par ailleurs des éliminatoires et des phases finales. Sans insister davantage sur ce glossaire sportif mobilisé ici, je propose d'examiner la façon dont la répétition au long de notre siècle d'un intitulé Euskal Herriko Bertsolari Txapelketa Nagusia, championnat général des bertsulari du Pays Basque, a permis de façonner une mémoire de rituel et un horizon d'attente qui fonctionnent aujourd'hui comme vecteur d'identification.


L'histoire d'un intitulé

Cette répétition de l'intitulé marque en effet un double rapport au temps. D'une part, elle marque une durée du championnat (les éliminatoires et les phases finales se déroulent du printemps à l'hiver); d'autre part, elle marque une histoire du bertsularisme, une histoire du championnat. C'est à ce second aspect que je propose de m'intéresser tout d'abord, en précisant tout de même que je ne considèrerai pas ici que ce championnat, voire ces savoir-faires, sont des "formes naturelles" qui se seraient transmises, invariantes, "à travers" l'histoire ou "de génération en génération". Ce que je repère ici, c'est la répétition d'un intitulé Euskal Herriko Bertsulari Txapelketa Nagusia, sans m'intéresser (ce serait l'objet d'une autre communication) aux faits que cet intitulé permet de couvrir.

A l'initiative de l'Euskaltzaindia, l'Académie de la langue basque créée à Bilbao en 1918, c'est en 1935 qu'a lieu le premier Euskal Herriko Bertsulari Txapelketa. Il a lieu à Donostia, et c'est un prêtre, Don Joxe de Aristimuno, plus connu sous le pseudonyme de Aitzol, qui l'organise. Un jeune bertsulari de vingt-deux ans, Inaki Eizmendi, célèbre sous le nom de Basarri, remporte le concours.

En 1936, c'est Txirrita qui gagne le concours. Mais le 17 octobre 1936, Aitzol est fusillé à Hernani par les militaires franquistes. Et alors qu'il vient d'arracher à une Espagne encore républicaine un éphémère statut d'autonomie, le sud du Pays Basque sombre bientôt dans la nuit noire de la dictature franquiste, où la langue basque sera interdite et toute pratique culturelle proscrite. Il faut attendre 1960 pour que soit organisé un troisième championnat, après vingt-quatre ans d'un silence de mort et un recul phénoménal de l'euskara, qui n'est plus parlé que par un tiers de la population. Notons ici que ce troisième championnat a tout de même lieu en 1960, un an à peine après la création, en juillet 1959, de l'ETA (Euskadi Ta Askatasuna, Pays Basque et liberté) par quatre étudiants de Bilbao. Le bertsularisme réapparaît donc dans le contexte d'une forte réaffirmation d'une identité basque. C'est à nouveau Basarri qui remporte le concours.

Trois championnats sont ensuite organisés, en 1962, 1965 et 1967, toujours à Donostia. Mais une nouvelle période de violence s'ouvre alors. En 1968, la Garde Civile espagnole tue Txabi Etxebarrieta. ETA réplique par son premier attentat meurtrier : le 2 août, elle exécute Meliton Manzanas, chef de la police d'Irun, célèbre tortionnaire.La liquidation de Manzanas entraîne un renforcement de la répression sans précédent. En un an, 1953 arrestations, 150 exils politiques, 192 passages à la clandestinité, 890 cas de torture... Nouvelle phase ce répression, silence des bertsulari. Pendant treize ans. Bien entendu, les bertsulari ne cessent pas totalement d'improviser. Des joutes sont organisées à l'occasion de fêtes de village par exemple qui sont autant d'occasions de rencontre. Mais ce n'est qu'en 1980 qu'a lieu le septième Euskal Herriko Bertsulari Txapelketa Nagusia, suivi des éditions de 1982, 1986, 1989 et 1993. On se dirige désormais vers une fréquence olympique, tous les quatre ans.

Cette histoire du championnat du Pays Basque nous fait repérer un intitulé dont la répétition façonne une série, une série de finales très étroitement dépendante du vécu de la collectivité concernée et qui ponctue les moments tragiques de son existence. Mais en réalité, la série serait à inverser. Ne fonctionne-t-elle pas ici par rétrospection ? 1993, 1989, 1986, 1982, 1980, 1967, 1965, 1962, 1960, 1936, 1935... Dès lors, ce passé mythifié d'un championnat participe à l'invention d'une conscience communautaire, elle participe de l'invention d'une identité en cultivant l'illusion d'une gestion d'un héritage érigé en promesse de continuité pour cette collectivité. Ici, ce qui s'est passé réellement importe moins que les discours communément tenus sur ce passé. Cette histoire du championnat façonne de la sorte un procès d'identification. Il est réactivé tout au long du déroulement du championnat : de mars à décembre, tous les quatre ans désormais, la répétition du même intitulé cimente une communauté.



De ville en ville

J'ai suivi de façon attentive le déroulement du championnat de 1989, le dixième du nom. Si la finale du 17 décembre à Anoeta marquait le point culminant de la compétition, ce championnat avait commencé de longs mois auparavant par l'organisation d'éliminatoires dans chacune des provinces basques dès le printemps. 109 bertsulari étaient alors inscrits au championnat, aussi bien des hommes que des femmes, car c'est un sport mixte. Le nom de 32 sélectionnés pour les phases finales ont été connus au début du mois d'octobre. Les quarts de finale se sont déroulés respectivement à Hernani (Guipuzkoa) le 1er novembre, à Hendaye (Labourd) le 5, à Laudio (Biscaye) le 12 et à Lesaka (Navarre) le 19. Les demi-finales ont eu lieu ensuite à Azpeitia (Guipuzkoa) le 26 novembre et à Gernika (Biscaye) le 3 décembre. Enfin, la finale du 17 écembre avait lieu, comme toutes les finales depuis 1935, à Donostia (Guipuzkoa).

De Pâques à Noël, le déroulement de ce championnat tient lieu de calendrier festif qui culmine donc fin décembre, au moment des fêtes de Donostia. En même temps, cet étirement du printemps à l'hiver permet de gérer une véritable théâtralisation des phases finales et de ménager une progression dramatique au moyen d'un accroissement impressionnant de la quantité de parole déclenchée à l'approche de la finale. Ce jour-là, le quotidien Egin par exemple n'hésitera pas à consacrer un supplément de douze pages à l'événement.

De ville en ville, l'annonce des phases successives du championnat trace un parcours, parque un itinéraire. L'itinéraire désigne les villes. En même temps, il les sépare de celles qu'il ne désigne pas. L'itinéraire relie ces villes les unes aux autres dans le respect d'un programme commun d'action rituelle. En même temps, il les oppose dans la nécessité d'afficher une singularité. Mais jamais cependant cette singularité ne s'affiche de manière ostensible. Pendant toute la durée des phases finales, ce sont en effet les deux mêmes présentateurs qui, sur scène, énoncent les thèmes sur lesquels les bertsulari ont à improviser. Et pendant toute la durée de ces phases finales, les neuf membres du jury sont restés les mêmes. Le gage d'une continuité. Ici, une exigence d'impartialité prime avant tout. Et si tel public ancourage volontiers tel bertsulari parce qu'il est "d'ici", il sait aussi reconnaître la qualité des improvisations. La valorisation de la cité à travers la vedette s'efface derrière la reconnaissance d'une norme commune. En fait, l'identité que l'on affiche est dans le fait de faire partie de ce circuit des phases finales. Elle est dans le fait qu'un Conseil municipal participe, à hauteur de 20 000 Frs, à l'organisation du championnat. Elle est dans le fait qu'une moyenne de
2 000 personnes assiste à chacune des épreuves des quarts et des demi finales. Elle est dans cette participation à une dynamique qui fait converger vers le vélodrome d'Anoeta un ensemble de vecteurs d'identités emboîtées sans cesse réactivés tout au long du parcours et qui fonctionnent en réseaux de rappel pour faire de la finale le moment apical de ce parcours. Et 12 000 spectateurs viennent assister, ce 17 décembre 1989, pendant toute une journée à cette finale d'Anoeta.


Tous au vélodrome

La journée est organisée en deux temps : de 11 à 14 h le matin, de 17 à 20 h l'après-midi. L'horaire sera respecté scrupuleusement, car lé télévision et l'ensemble des radios basques assurent une retransmission en direct de cette finale. A l'intérieur de chacune des demi-journées, on repère six groupes séquentiels qui correspondent aux différents types d'exercice proposés aux improvisateurs.

Il en existe de quatre sortes. Et tout d'abord des jeux de rôles où, au cours d'une joute, chaque bertsulari incarne un personnage ("Jon Lopategi, tu vas souvent à la messe et tu as toujours écouté scrupuleusement le curé. Tu rencontres Mikel Mendizábal, le curé que tu n'avais pas vu depuis longtemps. Il t'apprend qu'il s'est marié"). Un autre exercice consiste à proposer au bertsulari quatre mots et de lui demander d'improviser un bertsu de quatre vers dans lequel ces quatre mots formeront chacune des quatre rimes. Autre type d'exercice, on chante au bertsulari le premier d'un bertsu et il lui faut improviser sur le champ une suite. Parfois c'est l'inverse, on impose au bertsulari le dernier vers de son poème et il lui faut construire une cohérence qui permette de terminer par ce vers-là. Enfin, le quatrième type d'exercice est celui que tout le monde attend. Le bertsulari improvise trois bertsu de forme libre sur un sujet imposé, le même pour tous ("Toute ta vie, tu l'as passée en mer. Aujourd'hui, tu ne peux plus bouger de ton lit. Par la fenêtre entr'ouverte, tu entends le bruit des vagues"). Ce type de sujet libre est pour les bertsulari l'occasion de rivaliser d'invention poétique et formelle.

Je ne vais pas engager ici une description détaillée du rituel. Je poserai simplement quelques apax dans cette finale : le premier pour décrire l'espace scénique, le second pour examiner la façon dont l'entrée au vélodrome devient un vecteur d'identification.


L'espace scénique

Le vélodrome d'Anoeta a été spécialement aménagé pour la circonstance. La piste est barrée dans le sens de la longueur par de grands pans de tissu disposés aux deux-tiers de la largeur et qui font toile de fond. Sur la partie du terre-plein central qui se trouve devant le rideau et sur la piste, des chaises pliantes sont disposées qui permettent d'accueillir une partie du public. Le reste du public occupe les gradins. Une estrade en bois est disposée tout contre le rideau. Elle mesure 1,50 m. de hauteur pour 12 m. de large et 5 de profondeur. Huit chaises pliantes sont disposées sur le fond, face au public : c'est là que prendront place les huit bertsulari finalistes. Sur la gauche, une neuvième chaise est disposée, la chaise du présentateur, qui dispose par ailleurs d'une petite table pour ses notes et pour les tirages au sort. C'est lui qui organise le rituel, distribue les rôles et énonce les sujets. Au fond de l'estrade, sur la gauche, on a disposé sur une table recouverte d'une nappe blanche en papier les coupes et les trophées qui seront distribués le soir en récompense. Sur le devant de la scène, deux micros sur pieds permettront aux bertsulari d'être entendus par tous, et un ensemble impressionnant d'amplificateurs encadre l'espace scénique : des baffles sur pied tout autour de l'estrade, d'autres suspendues au-dessus de la scène, fixés par câbles à l'armature métallique de la charpente du vélodrome.

Plusieurs jeux de projecteurs enrichissent ce dispositif scénique : un jeu est suspendu par des filins au-dessus des bertsulari, trois projecteurs sur pied sont disposés de chaque côté de la scène, quelques autres sont fixés à la monture métallique qui sert de "fond de scène" et permet de soutenir la pancarte qui signale l'événement : Euskal Herriko Bertsolari Txapelketa Nagusia, accompagné de son logo et de la liste des sponsors et des villes qui ont accueilli les phases finales du championnat. Deux autres affiches sont disposées sur le fond de scène. Sur la gauche : G.K. (Gipuzkoako Kutxa, la Caisse du Gipuzkoa), partenaire financier principal, et sur la droite, au-dessus, un message signé des prisonniers politiques basques détenus en Espagne (près de 600) ou en France (près de 80) et des 55 déportés dans des pays tiers. Le message s'adresse sous la forme d'un poème écrit aux bertsulari : "Chantez fort, pour que notre peuple reste debout". Au centre, juste au-dessus de l'estrade : l'ikurrina, le drapeau basque (croix blanche et croix de Saint-André verte sur fond rouge).

Une immense structure d'accueil est donc aménagée en demi-cercle autour d'un centre : l'estrade où le présentateur annonce les sujets et où les bertsulari improvisent. Cet espace leur est strictement réservé. Personne d'autre ne montera sur l'estrade pendant la durée du concours. Cet espace central a été aménagé par les organisateurs; ils en ont fait le point de focalisation de l'attention des spectateurs. Tout ici converge vers ce centre à partir duquel un demi-cercle se dessine : c'est vers ce centre que sont dirigés les regards et que l'attention de chacun est portée, ciment de la communauté. On parlerait volontiers d'un autel.

Car l'on repère en cette finale de l'Euskal Herriko Bertsolari Txapelketa Nagusi, un déplacement, vers une pratique culturelle à instituer, d'attitudes de religiosité, qui visent à souder une communauté. La cérémonie semble en effet administrer un rapport au sacré au moyen de postes, d'attitudes et d'une scénographie qui ne sont pas sans évoquer les rites de l'Eglise catholique : l'ikurrina, drapeau basque, est au-dessus de la scène, là où l'on attendrait une croix, l'Autel où sont placées les coupes à la manière de calices, le présentateur-prêtre officiant, l'attitude figée face au micro, le silence de la méditation d'avant le chant, le religieux respect qui participe de l'acte d'énoncitaion et le silence des 12.000 participants, la remise des coupes et du txapel (rite d'institution , d'ordination?), le choix du jour et de l'horaire (un dimanche à 11 heures)... Par une mise en scène de l'improvisation chantée, c'est un corpus de faits et gestes qui d'ordinaire administrent un ensemble de croyances relatives au divin qui se donnent à lire. Un rapport au divin, ou plutôt à un substitut du divin que serait ici cette idéalité d'une identité revendiquée.

Car cette fête apparaît bien avant tout comme un prétexte à construction identitaire. C'est un moyen dont une société use pour affirmer cette construction identitaire dans l'espace "idéalement clos" d'une société bascophone "idéalement constituée" dans l'espace du vélodrome. Comment s'étonner dès lors de ce que l'accès au vélodrome devienne un vecteur d'identification ?


De la grille à la porte

Les habitants de Donostia vont à pied, les autres s'y rendent soit en autobus, soit en voiture. L'association Bertsularien Lagunak, qui regroupe les bertsulari d'Iparralde, avait organisé un "ramassage" dans le nord du Pays Basque. Parti de Baigorri dès 7 h. le matin, un autocar parcourait une bonne partie des trois provinces avant de passer à Bayonne, puis à Saint-Jean-de-Luz et Hendaye pour arriver vers 10 h. à Anoeta. Il y avait déjà beaucoup de monde qui convergeait vers le vélodrome, et les policiers de la Ertzantza éprouvaient visiblement quelques difficultés à endiguer les bertsuzale. Le concours devait commencer à 11 h., pour durer jusque vers 14 h. avant de reprendre à 17 h. pour se terminer peu après 20 h. Sur le chemin qui mène du parking d'Anoeta au vélodrome, différentes étapes font une manière de "mise en condition" du spectateur.

Des policiers guident les voitures et les spectateurs, première mise en ordre. La rencontre d'amis et de personnes qui ont la même motivation crée des liens entre bertsuzale, des liens qui signalent une société d'interconnaissance. Une baraque en bois où l'on vend des tapas fait office de point de rendez-vous, de lieu de rencontre et d'échange. En approchant de l'entrée du vélodrome, des militants des Gestoras pro Amnistia ("Groupes pour l'amnistie" des prisonniers politiques basques) distribuent un tract en euskara exclusivement. Sur le recto, un bertsu signé par les prisonniers politiques basques porte en titre un appel à chacun des protagonistes : Gatibu egon arren, zuekin gaude hemen, bien que captifs, nous sommes avec vous aujourd'hui. A côté du bertsu une carte signale les prisons espagnoles et françaises où les prisonniers sont incarcérés. Au verso, un texte signé des Gestoras (Euskadiko Amnistiaren Aldeko Batzordeak, Groupes d'Euskadi pour l'Amnistie), titre : Zientoerdibat bertsolari kartzelan (Cinquante bertsulari dans les prisons), et après avoir fait le point sur la situation des prisonniers politiques basques conclut : "Bertsoz bertso, urratsez urrats, amnistia eta askatasuna !", de bertsu en bertsu, pas à pas, l'amnistie et la liberté ! La progression vers l'entrée du vélodrome se charge d'un contenu politique à forte revendication indépendantiste : l'on se montre solidaire des prisonniers politiques basques, "nos" prisonniers. Les gens prennent volontiers le tract des Gestoras que distribuent des militants jeunes pour la plupart, parmi lesquels on remarque aussi des personnes âgées (les parents de ceux qui sont en prison). La distribution du tract est en général l'occasion d'échanges de regards complices, sans aucune communication verbale.

A l'entrée du vélodrome, des membres de l'Euskal Herriko Bertsolari Elkarte, l'association des bertsulari du Pays Basque, organisatrice du championnat, vendent des livres sur le bertsularisme, des recueils de bertsu, des cassettes et le programme de la finale : un programme de vingt pages qui reprend la chronologie des championnats (de 1935 à 1986), présente l'édition 1989 avec un récapitulatif des phases antérieures (éliminatoires, quarts de finale, demi-finales), une courte présentation photographique et biographique de ceux qui étaient qualifiés à l'issue des quarts de finale, suivie d'un discours d'exégèse sur le principe de notation et le barême appliqué par le jury. La quatrième de couverture est réservée à l'association organisatrice l'Euskal Herriko Bertsolari Elkarte, aux partenaires institutionnels et aux sponsors.

D'une façon générale, les gens se présentent au contrôle munis de leur ticket (dès le mercredi 13 décembre, 9.600 places étaient déjà vendues). Ceux qui n'en ont pas encore peuvent acheter des billets d'entrée dans une guérite en bois placée à quelques mètres de là, vers l'extérieur : 600 pesetas pour une demi-journée (32,10 F.) 1.000 pour la journée entière (53,50 F.). Les places ne sont pas numérotées, mais le passage du contrôle se fait dans la bonne humeur : on se fait des politesses, on échange des plaisanteries. A l'intérieur du vélodrome, le bar fonctionne déjà, c'est l'adjuvant essentiel de la fête. Car cette finale est avant tout une fête.

Dès lors, entrer dans le vélodrome, ce n'est pas simplement aller écouter des bertsulari improviser. Parcourir à pied le trajet qui mène de l'entrée du complexe sportif au vélodrome, c'est investir un réseau de significations diverses, c'est faire converger vers l'espace où un dire aura lieu un ensemble d'éléments liés au vécu de la collectivité, c'est construire une communauté en connectant un déconnecté, c'est (s')inventer une identité par une relation congruente, et fugace. Risquons-nous à schématiser de la façon suivante cette marche vers l'entrée du vélodrome :

  • Donostia on va à la fête
  • Anoeta on va assister à une compétition sportive
  • Tapas on retrouve des amis
  • Tract de Gestoras on communie avec les prisonniers politiques
  • Livres, programme on va consommer une littérature, dans un espace exclusivement bascophone
  • Entrée on fait "donc" partie d'une même communauté, inutile de se bousculer à l'entrée

Vélodrome l'Urstelle

En manière de conclusion, je propose de résumer quelques-unes des pistes esquissées ici pour l'analyse de cette finale. Je distinguerai une dimension triple : une dimension mystique, travaillée par un rapport au sacré; une dimension solennelle programmée par un double rapport au temps; une dimension exégétique, qui vise à opérer dans cette espace rituel la gestion d'un savoir, d'une éthique du langage. La finale d'Anoeta semble bien participer de la sorte à l'administration d'une manière de transcendance visant à garantir, pour une journée, la cohérence d'un être-ensemble d'une communauté. La programmation rituelle procure aux 12.000 spectateurs présents et à ceux, télespectateurs ou auditeurs qui sont touchés par son expansion médiatique, des satisfactions (des compensations ?) qui effacent les désagréments et l'acrimonie que provoque une présence policière vécue comme une occupation militaire, qui font oublier, pour un instant, les déceptions et la rancoeur d'un quotidien vécu comme privation de liberté, oppression d'une identité. Le rite noue des solidarités. Ici, on communie avec "nos" prisonniers. La cérémonie est bien cette limite arbitraire qui passe pour légitime par l'investissement qui la fait objet. Sans doute les phases critiques que traverse une société sont-ils vecteurs de ritualisation. Claude Rivière pense notamment aux phases "d'insécurité et (à) celles d'institutionnalisation" (Rivière, 1988 : 15). A ce titre, les dates 1935, 1960 et 1980 apparaissent comme "significatives" : l'organisation du championnat correspond à des moments où l'espoir est grand d'un être au monde enfin reconnu, et fragile.

Sans doute de telles observations seraient-elles à compléter par bien d'autres. Il n'est pas indifférent de noter, par exemple, que touts les villes qui participent aux phases finales de ce championnat sont situées sur la frange côtière, au nord, c'est-à-dire là où l'euskara est très couremment parlé. L'on pourrait encore remarquer que ces municipalités qui s'engagent dans ces concours sont toutes politiquement proches du secteur rupturiste basque, certaines étant gouvernées par la coalition indépendentiste de gauche Herri Batasuna. Et l'on pourrait enfin prendre en considération le budget important mobilisé par le championnat, un budget de 1.600.000 Francs pour un bénéfice de 810.000 Francs.

On perçoit alors que les enjeux de ce championnat sont multiples. C'est sur ce bénéfice, par exemple, que l'asociation des bertsulari crée ses écoles de bertsularisme, publie des traités, édite des cassettes et des recueils. En fait, l'identité n'est pas ici livrée par la fête. Elle n'est pas non plus l'expression naturelle d'une ville ou d'une cité. L'identité apparaît plutôt comme ce mécanisme diffus mis en mouvement dans l'invention de cette fête. Elle serait ce mécanisme qui permet de fabriquer un agir rituel, mais elle ne saurait en aucun cas s'y réduire. Car l'identité, comme la fête, et comme la ville ou la cité, existe aussi dans ces discours d'escorte qui témoignent de ce qu'une "idée de l'identité" (de la fête ou de la cité) circule dans la collectivité concernée. La programmation rituelle du championnat des bertsulari apparaît enfin comme une manière de mise en ordre du monde, et chacun y apporte en somme ce qu'il vient chercher.

On comprend ainsi que ce qui importe avant tout c'est cette mise en partage d'un dire commun, cette ritualisation d'une profération de parole, ce moment de convergence où s'affiche une conscience communautaire. Ce que l'on va chercher à Anoeta, c'est bien en quelque sorte l'assurance tous risques d'un vouloir-être revendiqué, la certitude de ce que l'on existe. Comme me le suggérait un spectateur au moment de quitter le vélodrome, "si l'on arrive à rassembler 12.000 spectateurs pour écouter 8 bertsulari pendant toute la journée, c'est qu'on n'est pas encore morts!".


Indications bibliographiques

  • ABELES, M.
    1990 "Rituels de l'héritage politique", in JEUDY, H.-P. (s. la dir. de), Patrimoines en folie. Paris : Ed. de la Maison des Sciences de l'Homme : 127-147.
  • AMURIZA, X.
    1980 Bertsolaritza. 1. Hitzaren kirol nazionala. 2. Hiztegi errimatua. AEK, Euskal Herriko Alfabetatze Euskalduntze Koordinakundea.
  • BROMBERGER, C.
    1987 "Allez l'O.M.! Forza Juve!" La passion pour le football à Marseille et à Turin", Terrain,
    8 : 8-41.
  • 1990 "Paraître en public. Des comportements routiniers aux événements spectaculaires", Terrain,
    15 : 5-11.
  • LABORDE, D.
    1990 "Tout raccorder et tomber juste. L'art du bertsulari basque", Ethnologie française, 3 : 308-318.
  • RIVIERE, C.
    1988 Les Liturgies politiques. Paris : P.U.F.

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